A la fin du IVe siècle et au début du Ve siècle, la notion moderne de vie intérieure commença à émerger : la lecture silencieuse de saint Augustin et l’entreprise de saint Jérôme, consistant à traduire la Bible en latin à partir du grec, fournissant ainsi au monde occidental ce qui allait être connu comme la Vulgate, un accès direct au texte sacré, incarnent ce moment...
A la fin du IVe siècle et au début du Ve siècle, la notion moderne de vie intérieure commença à émerger : la lecture silencieuse de saint Augustin et l’entreprise de saint Jérôme, consistant à traduire la Bible en latin à partir du grec, fournissant ainsi au monde occidental ce qui allait être connu comme la Vulgate, un accès direct au texte sacré, incarnent ce moment. Le fait qu’Augustin lise en silence et ne rende donc pas publique son expérience du texte signalait son appartenance à un espace différent – un espace qui existait entre lui et le sacré, lui et la transcendance, et, dans une approche contemporaine, lui et le monde. Jérôme s’était éloigné du monde pour traduire la Bible ; mais il était aussi allé au désert ; il avait sauvé des humains de la peur d’être dévorés par des lions. Il avait vécu en public et en privé ; il avait ouvert la voie, dans la civilisation, pour que nous fassions de même.
Quand, pour paraphraser l’affirmation de Burckhardt, l’homme moderne naquit dans l’Italie du XVe siècle, ces deux saints jouèrent un rôle essentiel dans la définition d’un espace intime, et leurs représentations furent très nombreuses – parmi elles, le Saint Jérôme d’Antonello da Messina, chef-d’œuvre de 1475 (National Gallery, Londres). Sur ce panneau, de même que dans la peinture de Carpaccio à la Scuola Grande di San Giorgio degli Schiavoni à Venise – où vécut également da Messina -, de vingt années postérieure, et dans la gravure de quarante années postérieures de Dürer, le saint existe dans un espace qui est le sien propre. C’est un espace dans un espace, une salle dans une salle ; et dans cet espace, il réfléchit, et il existe ; il est méditatif, et concentré. Il travaille et se consacre au « souci de soi » (le concept de Sénèque, ré-utilisé par Foucault).
L’espace intime intellectuel est matérialisé en un espace intime physique, où le théologien – par extension, le penseur et tout être humain – est induit à ressentir son intériorité : il est lui-même, métaphysiquement, un espace dans un espace, du fait d’être, géographiquement, dans un espace situé à l’intérieur d’un espace. Alors que l’humanité apparaît de plus en plus explosée et que les êtres humains sont de moins en moins (ou de plus en plus) conscients d’eux-mêmes dans la « communauté qui vient », composée d’entités non-identifiées,en quête de leur unicité, telle que l’a définie Giorgio Agamben, la série Konstantin Grcic à partir du Saint Jérôme de da Messina représente une contribution importante dans le déplacement de la question de l’individu. Dans ces cinq objets de mobilier, la façon dont la personne s’assied est toujours une question ouverte : il y a, pour chaque objet, des choix à faire entre les différents emplacements où s’asseoir ; il y a, dans chaque cas, une nécessité à accepter, avec les angles des sièges, la courbe des jambes, une certaine tension. Il n’y a pas d’inconfort, mais un défi imposé au confort, exactement comme nous ne devrions pas nous laisser limiter à nous-mêmes, mais en réalité devrions étendre, exercer nos capacités pour étendre notre monde.
Les cinq objets sont tous placés sur un petit piédestal – une scène, qui semble nous séparer du monde ; et il y a une certaine part de théâtralité dans chacun d’entre eux, par le biais du matériau utilisé ; le fibre-ciment, l’aluminium, le marbre, l’impression en trois dimensions, font tous leur effet. Mais en même temps il n’y a pas de poids, qui les placerait au-delà des logiques de la vie : tout cela demeure dans la communauté humaine, et ne semble pas s’échapper dans un autre monde. Les projets de Konstantin Grcic ne se situent pas dans un autre monde : ils sont profondément, dans leur quintessence, de notre monde, si nous l’acceptons pour ce qu’il est – une tension.
Les objets pourraient paraître défier l’interaction sociale, et représenter des espaces de réclusion ; mais en fait, si s’asseoir dans un d’entre eux revient à être pris dans un tube qui, du fait de sa taille, altère les rumeurs venues de l’extérieur, il n’en demeure pas moins que ces rumeurs existent de façon plus subtile, et sont perçues différemment. Deux personnes peuvent s’asseoir dans l’objet en trois dimensions : elles sont cote-à-cote, des deux côtés ; leur conversation est rendue moins directe, interrogée, et par conséquent d’autant plus importante. Comment devons-nous nous parler ? Une question que saint Jérôme lui- même posa, alors même qu’il souhaitait que tous conversent dans le langage premier du Texte. Les questions en jeu dans le déplacement de l’image de cet objet mobilier de la peinture au monde réel, du IVe siècle au XVe et maintenant au XXIe, sont profondément humaines.
Ce que le design peut en définitive accomplir, entre l’art du vêtement et les ambitions de l’architecture, revient à nous aider à définir l’espace dans lequel nous voulons vivre ; cet espace intime dans lequel notre sensation de confort n’est pas faible, mais conquise ; où il y a un travail, où il y a étude, passion – le sens du latin « studium » – mais où nous voulons être nous-mêmes, en nous-mêmes, dans le monde ; c’est la retraite, dont Jérôme fit usage, pour répandre à nouveau la parole de vie au travers des choses et des existences.
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Donatien Grau