Détours sur le miroir pour de nouveaux miroirs commandés à 21 designers:
En préambule, on insistera sur la difficulté de définir le miroir, cette surface saturée d’innombrables paradoxes (face/revers, lumières/ténèbres, illusions/vérités, féminin/masculin, domestique/public, intime/social, ami/ennemi, vertus/vices, fixe/nomade, opaque/transparent, solide/fluide, plan/convexe, discret/décoratif, religieux/profane…) qui disent, à eux seuls, l’intérêt qu’il n’a cessé de susciter...
Détours sur le miroir pour de nouveaux miroirs commandés à 21 designers:
En préambule, on insistera sur la difficulté de définir le miroir, cette surface saturée d’innombrables paradoxes (face/revers, lumières/ténèbres, illusions/vérités, féminin/masculin, domestique/public, intime/social, ami/ennemi, vertus/vices, fixe/nomade, opaque/transparent, solide/fluide, plan/convexe, discret/décoratif, religieux/profane…) qui disent, à eux seuls, l’intérêt qu’il n’a cessé de susciter.
Parmi ces confrontations, commençons par le féminin et le masculin. Présent à toutes les étapes de la vie de la femme, le miroir est le complice des désirs (Le maquillage des lèvres, Papyrus érotique de Turin, Musée d’art égyptien), des plaisirs et des secrets féminins. Dès l’Antiquité, il figure sur les stèles funéraires, témoignage du raffinement, de l’élégance et de la beauté de la défunte. Au Moyen-âge, on parle de miroir « demoiselle » ou de « valet », quand il n’est pas caché dans des valves sculptées en ivoire. Prolongement du corps, le miroir est un confident silencieux et bienveillant (les portraits de la Comtesse de Castiglione), un refuge, mais aussi le piège qui émerveille (Alice traverse le miroir pour trouver ce pays merveilleux…), et enferme, sans complaisance, celles qui s’en remettent à lui (Luciano Fabro, Les Esclaves, 1994). Le design du i-Mac portable, en forme de poudrier géant, sorte de miroir « électronique » pour la femme du XXIème siècle, atteste d’ailleurs de son irrésistible pouvoir de séduction.
Face à la femme, se trouve un autre miroir, vivant et insaisissable, l’œil de l’autre. Rempli de symboles freudiens et érotiques (Paul Delvaux, Femme dans une grotte ou Le miroir, 1936), le miroir véhicule la projection de l’autre sur soi, et vice versa. Il porte l’empreinte et la marque de ce face à face envoûtant (Picasso, Girl before a mirror, 1932.).
Si l’usage du miroir est interdit aux hommes dans la civilisation antique, c’est par le biais des symboles que ces derniers se l’approprient. L’homme est à la recherche de sa beauté intérieure, la vérité, « Connais-toi toi-même » dit Socrate. Les miroirs sont des outils de conscience qui symbolisent cette mise à l’épreuve de soi ou d’autrui (Rosemarie Trockel, Cogito, ergo sum, 1988). Dans le Banquet, la coupe d’airain qui contient le vin, ce liquide miroitant, ce miroir comestible, révèle la vérité de l’âme, la sienne et surtout celle de l’autre, « le vin est le miroir de l’âme », dit Alcée. Outil de pensée, de spéculation, le miroir est aussi la métaphore de sujets philosophiques comme le temps (« le temps fini par mettre en lumière les méchants, comme à une jeune fille son miroir », selon Euripide), la connaissance, le langage (« Le langage rend visible la pensée à travers la voix, avec des mots et des noms, en modelant l’opinion, comme sur un miroir ou sur l’eau, sur le flot qui passe à travers la bouche », selon Platon) et l’espace.
« Le miroir nous pousse en avant, dans le futur des reflets à venir, et en même temps, il nous repousse dans la direction où l’image arrive, c’est-à-dire dans le passé. Ce jeu spatial est une transformation de notre situation dans le temps », énonce Pistoletto.
À l’apprentissage de soi, succède la connaissance du monde et le miroir est encore un symbole convoqué, car il reflète le monde. Il est donc le parfait symbole de la création : «Dieu naquit d’un miroir qui ne se voyait pas : le monde est un miroir en train de se mirer. » Miroirs divins, « La bible est un miroir sans tâche ». C’est un objet de prudence et de sagesse. Les Speculum, ces livres miroir, ces miroirs encyclopédiques, rassemblent toute la connaissance du monde, et la vanité de l’homme qui croit « voir la disposition du monde entrer comme dans un miroir ».
Le miroir est spirituel et moral avec les miroirs des princes, des traités de conduite et de politique, qui recensent codes et usages auxquels l’homme « idéal » doit se référer. « Regardez le monde dans lequel vous vivez (miroir) Observez le rôle que vous y jouez (tableau) Méditez sur ce qu’en définitive vous êtes (crâne) ».
Le miroir est un œil, une machine qui émet et reçoit des images (Magritte, Le faux miroir, 1928).
Du miroir, découlent les récréations d’optiques (d’où le succès des miroirs catoptriques), éléments de divertissement apparus au Siècle des Lumières, une science « visionnaire », qui donnera naissance au cinéma.
Ultimes miroirs, ces surfaces fuyantes et mouvantes annoncent un passage inévitable.
Dans l’Egypte des pharaons, l’au-delà est perçu comme un univers où les visages sont inversés. Bien que la représentation du miroir soit relativement peu fréquente dans la civilisation égyptienne, on la trouve dans La danse aux miroirs, retrouvée dans le mastaba de Mérérouka à Saqqara. Cette scène de danse traduit vraisemblablement le rôle protecteur du miroir et ses affinités avec le disque solaire, ce miroir doré, symbole d’énergie.
Pour les Occidentaux, la relation entre le miroir et la mort est plus sombre. Assimilé à l’image du diable pour les hommes du Moyen Âge, ses reflets sont dangereux et mortels (le mythe de Narcisse), tels des échos assourdissants (Tacita Dean, Sound mirrors, 1999).*
À partir de ce rappel sommaire sur les multiples facettes du miroir, quelles autres finalités ou symboliques aimeriez-vous lui attribuer ?
En somme, quelle serait aujourd’hui votre réponse, avec toute liberté de matériaux, d’usages, à la conception d’un objet miroir (dont le format serait limité à 80 cm) ?
_
C. Cros, mai 2002
* La documentation nécessaire à la rédaction de ce texte est extraite du catalogue Miroirs, jeux et reflets depuis l’Antiquité, Musée départemental des Antiquités, Rouen, 21 octobre 2000 – 26 février 2001, Somogy éditions d’Art.