Six constructions : dialogue imaginaire.
Déplacer le regard, déplacer les questions.
Des directives aussi simples et sans prétention, telles que regarder ou poser des questions, constituent la base d’une initiative rigoureuse et pragmatique. Regarder, poser des questions sont les réactions cognitives fondamentales qui permettent d’éclaircir un espace de tentatives (concernant à la fois l’objet et la production conceptuelle) qu’obstruent des discours inflationnistes, l’auto-consommation et des références confuses…
Le design cannibalise...
Six constructions : dialogue imaginaire.
Déplacer le regard, déplacer les questions.
Des directives aussi simples et sans prétention, telles que regarder ou poser des questions, constituent la base d’une initiative rigoureuse et pragmatique. Regarder, poser des questions sont les réactions cognitives fondamentales qui permettent d’éclaircir un espace de tentatives (concernant à la fois l’objet et la production conceptuelle) qu’obstruent des discours inflationnistes, l’auto-consommation et des références confuses…
Le design cannibalise. Il se nourrit de design.
Dans le large domaine de la culture visuelle, aucun art en soi (majeur ou mineur ; traditionnel ou récent, fonctionnel ou purement esthétique) n’a gardé un sentiment d’autonomie. Les artistes visuels ont cannibalisé le design au point que l’idée même de valeur d’usage ne peut plus être utilisée pour faire la différence entre un projet « artistique » et un projet de « design ». La communauté post-utopique et les objets d’ameublement de l’Atelier van Lieshout, la maison de Jorge Prado qui constitue en même temps son opus artisitique à Los Angeles, le « Donald Judd bar » en marche construit par Tobias Rehberger pour le Munster Skulptur Projekte … sont tous des exemples frappants d’artistes visuels qui brouillent les distinctions. Des exemples du désir qu’a l’art visuel de cannibaliser non seulement sa propre histoire mais également de s’attaquer à d’autres disciplines proches. Comme le fait le design.
Est-il réactionnaire ou visionnaire de penser à la spécificité d’une discipline, de poser des questions sur le statut des productions d’objets et d’art visuel aujourd’hui ? Est-ce possible d’étudier à nouveau les sujets fondamentaux éclipsés par un processus de brouillage des différences entre les disciplines? Pour redonner du sens à des sujets tels que la valeur d’usage, il faut également poser la question de l’utilisateur.
Les objets de designer sont aliénés à leur condition d’ « objet design », objets d’image, objets de milieux, objets de mode.
Comme c’est le cas pour l’art visuel, cette perte de spécificité des disciplines, associée à un auto-cannibalisme, a permis de comprendre le « design » dans des sens très ambigus. Combien de fois les conservateurs de musées (d’art, de mode, de marketing ’ la notion même de conservateur étant désormais devenue un élément important dans toute la culture) ont-ils utilisé le design dans des buts qui ne correspondaient pas à l’intention originale de l’objet ? Le design est-il un domaine de production d’objets au service d’autres arts ? Le design peut-il être une discipline critique, qui s’auto-suffise ?
L’objet-mobilier ne va pas de soi.
Pourquoi un plat ? Pourquoi s’asseoir ? Où s’asseoir ? Qu’est-ce qu’une table? Une armoire? Un luminaire. Quelles valeurs symboliques et d’échanges les objets-mobiliers peuvent-ils prétendre?
Aujourd’hui, le contexte culturel et matériel est obscurci non seulement par une impression généralisée de confusion (qu’elle soit délibérée en termes de vision idéologique ’ tout ce cannibalisme serait-il le résidu d’un nivellement post–moderne des arts majeurs et mineurs, du fonctionnel et de l’esthétique ?) mais également par un manque d’analyse rétrospective. Se laisser glisser aujourd’hui sur le flot et les échanges d’images, de modes, de statu quo culturel est chose bien trop aisée. La création d’une pratique culturelle, soigneusement inscrite entre l’impossibilité de l’avant-garde (avec sa naïveté concernant les formes nouvelles) et une approbation passive, est-elle possible ? Quel serait le point de départ d’une telle pratique ? Ne pas revenir seulement à des questions primordiales et aux fonctions essentielles de la vie quotidienne, mais prendre des riques concernant la réception de l’objet, son utilisation, sa valeur.
Un objectif. Rompre la lignée avec le mobilier, avec son histoire. Renouer avec les toutes premières nécessités dûes à notre condition d’homme physique et mental.Ces constructions sont des supports. Supports de nos corps et de nos objets.
Faire du passé table rase est pratiquement impossible dans quelque champ de production que ce soit. Mais il est peut-être nécessaire de suspendre le poids de l’histoire et l’auto-référentialité d’une discipline pour atteindre le primordial, pour s’engager dans un nouvel examen approfondi de ses propres pratiques.
Les matériaux rassemblés pour ces constructions ne concernent pas spécifiquement l’univers domestique.
Ces constructions n’ont pas de milieux prédestinés. Ils sont de nulle part, donc de partout.
Leur dimensionnement réelle se réfère au corps de l’homme. Un homme dont le premier besoin est de s’isoler, de s’éléver du sol.
Les meubles sont-ils des socles ?
Quelque chose qui ressemble à une chaise « une surface plane sur un plan d’inclinaison adapté à un corps humain prostré » et dont l’angle d’inclinaison est cependant inattendu et offre, dessous, un espace ouvert et trapézoïdal.
Un objet qui, au premier coup d’oeil, fait penser à une étagère de bibliothèque par sa taille, mais qui paraît bizarrement raccourcie. Où se trouve l’élément vertical sensé maintenir les livres ? Peut-on s’asseoir sur la base rectangulaire qui soulève cette construction du sol ?
Une table qui semble ramenée à une ligne essentielle, à un simple volume « deux verticales et un plan horizontal » mais qui a un « pied » horizontal étrange qui court horizontalement le long de la base, sur un côté seulement. La table a-t-elle besoin de ce curieux appendice pour tenir ? Ou est-ce un choix esthétique ’ un goût pour l’asymétrie ?
Photographiées hors de tout contexte, ces constructions n’ont pas d’échelle.
D’où proviennent ces matériaux ? Des structures de support en métal et des panneaux de fibre de verre qui n’affichent pas pesamment le symbole de leurs origines industrielles. La couleur agréable et la qualité lumineuse de ces constructions contrebalancent leur nature interrogative : ce sont des objets analytiques, ils posent des questions mais sont visuellement neutres. Ces six constructions semblent tout droit sorties d’un laboratoire, plus que d’un studio de design.
Et si les objets-mobilier perdaient un peu de leur présence pour n’être plus que des plans, des appuis, des supports, des prolongements de nos corps nécessiteux ?
Sous ces objets ouverts, on reconnaît des formes ’pas de table rase ici. En gardant une pointe de familier (une table, une chaise, un bureau, une étagère), Szekely peut créer des objets qui conservent une valeur d’usage (ces constructions ne sont pas des meubles-sculptures hybrides) sans être totalement codifiés. Ils provoquent un léger sentiment d’ambiguïté, grâce à ce jeu subtil d’asymétrie qui s’applique tant aux formes qu’à l’utilisation. Szekely nous confronte à des questions faussement simples « peut-on s’asseoir ici, peut-on utiliser cet objet de cette façon ? Et il ne nous donne pas de réponses » ses constructions conservent toujours un élément qui nous interroge. La personne devant ces objets doit décider elle-même si elle peut les utiliser comme elle l’entend. Seule l’intuition donne la réponse.
L’exposition de “six constructions” n’est pas une réponse, mais toujours une question.
Szekely ne questionne pas seulement l’histoire de l’ameublement, il défie discrètement mais avec efficacité les comportements routiniers, les conventions sociales et les contextes culturels qui ont façonné cette histoire.
_
Martin Szekely, décembre 2001
Alison M. Gingeras, mars 2002