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VIRGIL ABLOH: ECHOSYSTEMS

21 septembre - 28 octobre, 2023

Galerie kreo
31, rue Dauphine
75006 – Paris
Erwan Bouroullec - VIRGIL ABLOH: ECHOSYSTEMS

Virgil Abloh // Jean-Michel Basquiat // Erwan Bouroullec // Sophie Bramly // Martha Cooper // Bruce Davidson // Tom Dixon // Marcel Duchamp // Futura 2000 // Konstantin Grcic // Keith Haring // Gordon Matta-Clark // A. R. Penck // Jerszy Seymour // Pablo Tomek // Dondi White

WORLD LEADERS LADDER

Chaque échelon est pensé comme un socle dédié à celles et ceux qui ont forgé certains canons noirs du monde actuel. De Pop Smoke à Phase 2 en passant par Aaliyah, Michael Jordan, Malcom X, Grand Mixer DXT ou Ella Fitzgerald, un Hall of Fame composé de plasticien.nes, de musicien.nes, de militant.es, de penseur.euses, de pionnier.ères du jazz et du hip-hop en passant par des activistes des droits civiques. Autant de signatures convoquées pour prendre de la hauteur sur une histoire de l’art caractérisée par un récit institutionnel « constellé de points aveugles qui construisent un récit et une cartographie mutilés* ». Avec leurs fixations au sol et au plafond, dans leur verticalité, ces échelles / manifestes ne sont pas fonctionnelles : on les escalade avec les yeux pour ne pas piétiner les noms, les combats, les imaginaires, et pour ne pas s’écraser le crâne. Elles agissent ainsi comme des outils d’ingénierie urbanistique qui viendraient empêcher que le plafond ne s’effondre, ou qui tenteraient d’élargir l’espace mental et intellectuel de l’exposition. Le territoire blanc du white cube est souvent étriqué, autocentré. Un plafond de verre politique et poétique que Virgil Abloh n’a cessé de fissurer.

MIDWAY VILLAGE BENCH

Des structures aux dégaines industrielles revisitent autrement l’histoire du banc, socle intérieur ou extérieur autant présent dans les salons que dans l’espace public. En fonction des contextes, des états, des époques, on s’y rencontre, on s’y effondre, on y tue le temps pour regarder le monde ou rien. Des graffitis poussent comme les mauvaises herbes qui caractérisent l’écologie pirate, celle qui s’enracine et contamine les interstices du monde urbanisé. Un tracé fluorescent évoque ces signes tracés par les ouvriers sur les trottoirs, autant de marquages-termites-techniques-mystiques. Réduit ici à sa forme la plus minimaliste et brutale, un écho à l’histoire de l’art et de l’architecture, ce geste de Virgil Abloh souligne aussi les zones angulaires de la forme reposante. Ces mêmes zones toujours noircies par la wax étalée sur les surfaces, par les skateur.euses, pour faciliter la glisse. Dans la zone grise qui existe entre l’objet sculptural et utilitaire, Virgil Abloh nous incite à fermer les yeux : le souvenir de la forme, des couleurs, le contact du corps avec la matière nous plongent dehors, dans la rue. Ou pour reprendre la pensée de l’artiste, comme le sentiment que la rue est toujours vivante, dedans.

VIRGIL ABLOH: ECHOSYSTEMS

« En politique comme en art, il s’agit de créer, à partir d’éléments matériels et symboliques divers, l’unité d’une forme d’expérience sensible partagée. En bref, il s’agit d’une affaire esthétique », écrit Jacques Rancière**. « Esthétique ne signifie pas d’abord ce qui concerne l’art ou la beauté. Cela signifie : ce qui concerne l’expérience sensible, la capacité de construire ou d’éprouver telle ou telle forme de cette expérience en liant des perceptions, en les associant à des affects, et en leur donnant une signification ». Cette définition de la politique comme étant la construction d’un monde sensible spécifique pourrait caractériser la vie et l’œuvre du très regretté Virgil Abloh. Une esthétique que l’on pourrait définir en reprenant de nouveau les mots de Rancière, par « un être-ensemble, un être-à-côté et un être-contre ». Un être-ensemble qui relie les communautés, qui se joue des frontières esthétiques et intellectuelles. Un être-à-coté qui puise son attitude et son mode opératoire dans l’opacité de la marge, là où rien n’est réductible. Un être-contre les mécanismes d’oppression. Une esthétique pour l’effondrement des préjugés arbitraires.

Le monde de Virgil Abloh, dans sa configuration complexe, qui ne permet aucune frontière spécifique, trouve ses racines dans plusieurs expériences précises. Celle d’un enfant noir américain, aux origines ghanéennes, élevé en périphérie de Chicago dans un quartier blanc. Celle d’un enfant élevé aux rythmes et aux textes de Fela Kuti, James Brown, Miles Davis. Celle d’un adolescent touché par le virus du skateboard, cette planche en bois recouverte d’un papier de verre qui permet de vivre la ville sur roulettes, en mouvement, pour détourner ses structures utilitaires et en déjouer leurs usages pratiques. Une dynamique du vertige, le corps en déséquilibre, toujours situé entre l’envol et la chute. Une pratique collective, parfois criminalisée : le skateboard accélère certains processus d’entropie de la ville (notamment les angles, les coins, et autres terrains de jeux), il dérange les piétons, il perturbe le vacarme de la ville. Dans la continuité de ce rapport corrosif et libertaire avec le territoire urbanisé, l’adolescent Virgil Abloh se fascine pour la pratique du graffiti, son illégalité, ses langages cryptiques, ses communautés invisibles, ses styles, ses flèches, ses couleurs, ses codes, ses dégaines, ses légendes, ses mythes et ses mythos. Le graffiti est une attitude, une pensée souterraine, un imaginaire du trouble. Il puise ses origines dans certaines énergies adolescentes chicanos, portoricaines, afroaméricaines, qui se sont emparées de la bombe de peinture, des murs, de la surface intérieure et extérieure des métros argentés, pour inscrire leurs identités dans le prolongement de leurs corps, pour dépeindre leurs histoires, leurs énergies dans la ville qui exclue, qui brise. Le graffiti est un langage qui émancipe. Le graffiti influence d’ailleurs lui aussi ces nombreux logos qui fascinaient le jeune skateur Virgil Abloh, à travers les marques iconiques Alien Workshop, Santa Cruz, Droors. Le graffiti est un des piliers fondateurs de la culture hip-hop, venue secouer, saccader, raturer, compresser l’histoire de la musique pour lui donner un nouveau souffle. Le hip-hop est un sentiment. Un mode opératoire. Une manière de penser. « Hip-hop is Black Prozac », affirmait Greg Tate, écrivain et musicien disparu en 2021, « il est une réponse des corps noirs à la société post-industrielle ».

Virgil Abloh aimait dire que la plus grande contribution à l’art noir est l’invention de la mise en relation de deux platines et d’une table de mixage. A la manière d’un DJ, son processus créatif samplait dans l’histoire de l’art, de l’architecture, du design, de la mode, pour élaborer un langage saccadé, syncopé. Dans un entretien réalisé avec Maurizio Cattelan pour Flash Art, en 2020, Virgil expliquait :  « It was during my early days within architecture school that I was told that an architect should be a jack-of-all-trades. That was all I need to hear. From that point on, I realized that I did not need to ditch my love for Wu Tang, Green Day, Alien Workshop and Mies van der Rohe, but proceed applying them all together ». Par processus de déraillement, Virgil Abloh visait à provoquer des interférences pour mettre à jours certains langages comme on augmente les logiciels. Il développe ainsi sa théorie du 3% qu’il publie dans la revue Domus en 2021: « A series of 3% brings the classics to modernity. The 3% ideology has its advantages. It recalls an eye-to-emotion connection in the brain and adds an alternate voice. 2% expands our world view, without pushing our zones of comfort to the brink. We’re exposed to “new”, but not eccentric or disconcerting. What the larger ecosystem doesn’t understand is sampling the ready-made to make anew ». Ailleurs, dans la revue Vestoj pour un entretien avec Anja Aronowsky Cronberg, Abloh précisait : « “New” is a farce to me. It’s a critique intended to keep people like me out. I’m not trying to pretend that I’m inventing something that’s never been seen before. My work exists because I’m inspired by the work of others ». 

Génération qu’est-ce qu’il y a ? On peut affirmer sans aucune irrévérence qu’il y a de l’ironie chez Virgil, celle qui caractérisait le travail de celui qu’il présentait comme étant son meilleur avocat, Marcel Duchamp. Il y a aussi du beat et du scratch, ceux de Grand Mixer DXT photographié par Sophie Bramly dans le bouillonnement sulfureux des années 1980 à New York. Il y a cette atmosphère verbale, cette écriture du métro venue évangéliser l’espace public depuis les années 1970 par Futura 2000 et sa génération. Une époque immortalisée par les photographies de Martha Cooper et Bruce Davidson. Il y a ces lignes grasses, fluides, cet impact corporel qui tape dans la rétine, chez Penck et Keith Haring. Il y a du Pop Shop, il y a du logos (au sens grec, λόγος – parole, discours, raison, comme  au sens graphique). Il y a cette pulsion volatile de Pablo Tomek, cette rigueur des lettrages noirs de Dondi White, ces jeux d’écritures de SAMO, pour same old shit, réalisés par Basquiat. Il y a aussi ce regard architectural de Gordon Matta-Clark, cette même envie de penser la vi(ll)e en découpant dans le réel, pour l’observer, le disséquer pour en révéler les zones d’ombres. On y retrouve aussi la radicalité des lignes et de certaines couleurs logotypées de Konstantin Grcic, les codages d’Erwan Bouroullec, la stratégie du détournement de Jerszy Seymour et de Tom Dixon. Autant d’artistes, parmi d’autres, qui ont participé à la définition du langage de Virgil Abloh, et qui sont réunis amicalement autour de lui, avec la complicité de Jerôme de Noirmont et Noirmontartproduction, Clémence, Didier et Clara Krzentowski et toute l’équipe de la Galerie kreo.

Dans son ouvrage Echolalies – essai sur l’oubli des langues, Daniel Heller-Roazen explique que le langage est toujours l’écho d’un autre, dont il ne cesse de porter témoignage. C’est la définition même de ce que Virgil Abloh nommait authenticité : « something that has roots or origins in a specific past ». Ainsi, Virgil Abloh agit toujours comme un moteur de recherche, une vibration souterraine, opaque, qui permet de faire résonner le passé au présent.

Hugo Vitrani

Images de l'exposition