Le travail de Ronan Bouroullec est plus fécond si nous l’écoutons à travers un tout nouveau langage. Les langues sont toujours nées de l’argile (on pense aux sceaux cunéiformes) ; il est facile de croire qu’il est en train de développer la sienne. Sa pratique – quelque part à l’intersection entre la peinture, la sculpture et le design – exige de nouveaux verbes, des mots comme « biseauter » et « désintégrer ». (Et il est possible qu’il n’y ait rien de plus beau qu’un bord biseauté : la façon dont ils s’effilent ressemble à une caresse. La façon dont ils se dissolvent sur un fond est à la fois délicate et profondément analogique. Ces effets sont à la fois visuels et tactiles, c’est-à-dire qu’on les voit et on a envie de les toucher).
Les compositions peuvent parler parce qu’elles sont vivantes, les masses de céramique respirent dans une atmosphère métallique, sur une planète insolite mais accueillante.
Les formes se répètent et la palette est cohérente, comme un dialecte. Lorsqu’il y a de légères variations, les œuvres prouvent la règle. Certaines compositions sont répétées et retournées à l’envers. Le processus est aussi intrinsèquement syntaxique : si les œuvres finies ont l’apparence d’une composition précise, elles sont arrangées a posteriori à partir d’éléments formés séparément. Ronan Bouroullec n’assemble les reliefs qu’après la cuisson des éléments individuels ; certains se brisent inévitablement dans le four. Comme les phrases, ses compositions sont des séquences de parties fixes. Comme la poésie, elles sont sujettes au hasard.
Sur une photo prise dans l’atelier de Ronan Bouroullec, on le voit penché sur une table de fortune sur laquelle il a étalé une épaisse plaque d’argile. Il fait sombre, il tient un couteau de cuisine – plus tard, il sera recouvert de résidus du matériau qu’il utilise pour sculpter. À sa gauche, il y a un tas de fines retailles qui ont été coupées de l’ensemble plus grand ; la céramique conserve une sensation de papier dans les œuvres finies. Cela a quelque chose à voir avec la figure et le fond. Les formes en céramique émaillée (marquées de fissures, de bulles et de traces d’outils) contrastent avec la planéité et la netteté de la surface synthétique sur laquelle elles ont été disposées. Le sens du découpage – une composition minutieuse avec des découpes de papier – est plus profond que la similitude superficielle que ces œuvres présentent avec d’autres pièces antérieures.
Ronan Bouroullec a d’autres précurseurs. De nombreux artistes aspirent à de nouveaux alphabets dans l’abstraction, certains partagent un intérêt prononcé pour les formes simples, les opérations aléatoires. Au fond, cependant, cette œuvre réalise un projet plus ancien, le projet suprématiste de Kazimir Malevitch. Dans son manifeste sur le suprématisme, Malevich parle d’un « désert », où rien n’est réel, sauf le sentiment. » Malevich croyait avoir découvert la grammaire de ce monde non-objectif. Ronan Bouroullec l’a redécouverte – et l’a renouvelée pour notre époque. C’est pourquoi ces œuvres semblent avoir une résonance primitive. Elles court- circuitent notre compréhension symbolique, elles murmurent d’autres paysages. Elles nous rappellent que la masse et l’atmosphère sont des formes de plaisir.